par Noam Hakoune
Dans un prรฉcรฉdent article, nous avons mis en lumiรจre les contraintes gรฉographiques qui pรจsent sur le dรฉveloppement naval et maritime de la Chine. De cette analyse, il rรฉsultait que la Chine รฉtait dans une situation complexe et ร certains รฉgards problรฉmatique. Mais la gรฉopolitique est autant une affaire de gรฉographie que de matรฉriel. Et sur ce dernier point, force est de constater que la Chine surprend et semble se plaire ร dรฉfrayer les chroniques des analyses occidentales.ย
Le primat de la surprise au centre de la culture stratรฉgique chinoise
Dans un discours de dรฉcembre 1990, alors que la Chine a amorcรฉ son retour dans lโordre libรฉral international, Deng Xiaoping formulait la ligne de conduite de sa politique diplomatique, et lโaxiome que ses prรฉdรฉcesseurs suivraient avec succรจs. Il suggรฉrait : โfaire profil bas et attendre son heureโ.[1]ย Deng Xiaoping ne mentionnait jamais aucune volontรฉ dโhรฉgรฉmonie et avisait ses successeurs de faire de mรชme, arguant quโil ne fallait pas imiter la diplomatie soviรฉtique, alors dans ses derniรจres heures. Ce goรปt pour la surprise, directement puisรฉ dans lโArt de la guerre de Sun-Tzu, irrigue depuis toute la pensรฉe stratรฉgique chinoise et les successeurs de Deng ont sagement suivi ses conseils.ย
Les intenses relations commerciales dans lโindustrie de dรฉfense entre les Etats-Unis et la Chine ont largement profitรฉ ร la Chine, qui put monter en compรฉtence dans le domaine dans la seconde moitiรฉ des annรฉes 1980.[2] Le choc provoquรฉ par lโรฉcrasement des manifestations place Tian An Men freina abruptement ces relations. Mais toute la dรฉcennie 1980 a รฉtรฉ caractรฉrisรฉe par de nombreux transferts de technologie. A titre dโexemple, dโimportants accords ont รฉtรฉ signรฉs en 1987 avec lโinstallation dโune usine dโartillerie de gros calibre, la modernisation de lโavionique des chasseurs F-8 interceptor et la vente de torpilles Mark 46.[3] Ces ventes ont รฉtรฉ rรฉalisรฉes lorsque Deng dirigeait le Parti Communiste Chinois, ce qui laisse croire que sa cรฉlรจbre citation nโรฉtait pas moins un conseil quโun bilan.
Il quitta le pouvoir en 1992, mais demeura une figure de rรฉfรฉrence pour les stratรจges chinois. Si certains se posent la question de savoir quand arrivera โlโheureโ ร laquelle la Chine cessera de faire profil bas, la multiplication des exercices militaires et le perfectionnement de lโappareil militaire chinois ne trompent pas : lโheure est bel et bien dรฉpassรฉe.ย
Le tournant manquรฉ des annรฉes 1990 : biais de confirmation et suppression des voix dissidentes
Au sortir de la guerre froide et de la guerre du Golfe, les dรฉmocraties libรฉrales pensaient possรฉder la domination militaire complรจte, autant dans le domaine de la supรฉrioritรฉ aรฉrienne que dans celle de leurs flottes. Le coup de force entre les marines amรฉricaine et chinoise au moment des รฉlections taรฏwanaises de 1996, suivi par le recul de la flotte chinoise, conforta le sentiment des amรฉricains. Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraรฎtre, trois navires chinois sont venus amicalement aborder les cรดtes amรฉricaines en 1997. Le rรฉchauffement des relations semblait ร lโordre du jour.ย
Cet รฉvรจnement souleva des inquiรฉtudes chez certains spรฉcialistes amรฉricains et notamment Richard Berstein et Ross H. Monroe. Respectivement journaliste et universitaire, ils publiรจrent en 1997 the coming conflict with China, prรฉcรฉdant de 20 ans lโouvrage de Graham Allison. La maniรจre dont cet ouvrage a รฉtรฉ reรงu par une partie de la diplomatie amรฉricaine est ici particuliรจrement intรฉressante. La trรจs influente revue Foreign Policy dรฉcrivait le livre comme โ pessimisteโ, โnรฉgligeant les intรฉrรชts communs quโauraient les รtats-Unis ร maintenir la paix dans la rรฉgionโ.[4] Similairement, The National Interest insista sur les failles en termes de raisonnement รฉconomique de lโouvrage.
Pire encore, Ross H. Monroe perdit son poste de directeur du programme Asie de lโInstitut de Recherche en politique รฉtrangรจre de Philadelphie. Pour se dรฉfendre, il arguait que Alexander Haig, secrรฉtaire dโEtat et influente voix dans la conception politique รฉtasunienne, รฉtait responsable de son รฉviction.[5]ย Berstein, second auteur de lโouvrage, suspectait mรชme Alexander Haig de collusion avec des milieux industriels favorables ร la Chine, et dรฉsireux de maintenir la bonne rรฉputation de la Chine.[6]
L’accueil rรฉservรฉ ร l’ouvrage relรจve parfaitement d’un biais de confirmation de la part des รฉlites amรฉricaines. Haig et l’intelligentsia รฉtasunienne se sont obstinรฉs ร voir la Chine comme un simple acteur รฉconomique. Or, il est rare qu’une puissance รฉconomique, qui plus est, ancien empire multimillรฉnaire, reste bornรฉe ร des considรฉrations de croissance et de niveau de vie. Il y eut donc aux รtats-Unis et en Occident plus gรฉnรฉralement un manque de prospective quant aux possibilitรฉs gรฉopolitiques que la croissance รฉconomique chinoise offrait au Parti Communiste Chinois. En 2001, quatre ans plus tard, la Chine intรฉgrait l’OMC, raflant toujours plus de marchรฉs, et bรขtissant toujours plus le formidable arsenal dont elle dispose aujourd’hui. Les voies dissidentes, ร lโinstar de Monroe, furent mises au placard et lโon dรฉcidait d’รฉcouter ce qui allait dans le sens dโun apaisement avec la Chine, au dรฉtriment dโune analyse objective des faits.
Le culte du secret comme รฉlรฉment clรฉ de la surprise stratรฉgiqueย
Le rapport d’aoรปt 2021 sur la modernisation de la flotte chinoise prรฉcise qu’il n’y a que peu ou pas de chiffres disponibles sur le dรฉveloppement quantitatif et qualitatif de l’appareil militaire chinois. 11 ans plus tรดt, le Pentagone alertait pourtant sur le cruel manque de transparence des chinois.ย [7]ย Toujours aujourdโhui, sur des รฉlรฉments aussi significatifs que le budget de la dรฉfense, le SIPRI estime que les chiffres officiels du gouvernement chinois sont infรฉrieurs aux dรฉpenses effectives. Le think-tank รฉvalue le budget chinois pour lโannรฉe 2020 ร 252 milliards de dollars, tandis que les chinois annonรงaient un budget de 183 milliards.[8]
Ce culte de lโopacitรฉ est un รฉlรฉment dรฉterminant dans lโanalyse du dรฉveloppement naval chinois. Si les marines europรฉennes et amรฉricaines sont promptes ร exprimer leurs failles, retards, lacunes, dans le cadre des mรฉcanismes de la vie dรฉmocratique et mรฉdiatique, ce nโest pas le cas en Chine. Ce voile sur une grande partie des activitรฉs de dรฉveloppement naval confรจre un avantage stratรฉgique aux analystes chinois, qui eux nโont guรจre besoin de chercher lโinformation, mais nโont plus quโร ajuster correctement le flux dโinformation de leurs adversaires dรฉmocratiques.
Tout laisse ร croire que les autoritรฉs amรฉricaines et europรฉennes ont รฉtรฉ surprises de l’envolรฉe militaire chinoise, se trouvant dans une posture de rรฉaction aux avancรฉes chinoises. Jusquโร aujourdโhui, les รฉlรฉments de langage restent les mรชmes et les autoritรฉs politiques et militaires occidentales restent persuadรฉs que les chinois doivent โrattraperโ les occidentaux, amรฉricains en tรชte.ย [9]ย Dโailleurs, le nom donnรฉ ร lโรฉvaluation annuelle menรฉe par le Congrรจs amรฉricain sur la marine chinoise est lourd de sens : โChinese Naval Modernizationโ. Lโรฉlite politique amรฉricaine semble continuer de croire que la marine chinoise est en voie de modernisation. Un changement de paradigme est convenablement indispensable pour pouvoir convenablement modifier notre posture ร lโรฉgard du rival chinois. Les rรฉcents propos de lโAmiral Vandier, Chef dโEtat Major de la Marine, confirment bien que lโeffet de surprise nโest pas uniquement lโapanage des amรฉricains. En juillet 2021, il dรฉclarait lucidement : โle niveau de la marine chinoise est au-delร de ce que nous imaginionsโ.ย [10]
Sur un plan technique et industriel, la construction de navires chinois est paradoxalement davantage libรฉralisรฉe quโaux Etats-Unis ou en Europe. Dit autrement, les 1200 chantiers navals chinois peuvent รชtre potentiellement utilisรฉs pour participer ร la construction (ou la modernisation) de la flotte de guerre chinoise. La fusion des acteurs privรฉs et publics est dโailleurs une des prioritรฉs de Xi Jinping. Il est donc difficile de suivre tous les dรฉveloppements industriels et technologiques de la marine chinoise. Trรจs concrรจtement, entre le 24 mai et le 2 juin 2020, les composants prรฉfabriquรฉs de la coque du porte-avions Type 003 ont รฉtรฉ dรฉplacรฉs vers une cale sรจche situรฉe ร l’ouest de Jiangnan pour y รชtre assemblรฉs. Les images satellite du 20 mai rรฉvรจlent que quelques jours auparavant, la mรชme cale sรจche รฉtait utilisรฉe pour construire l’un des porte-conteneurs ร propulsion GNL commandรฉs par la sociรฉtรฉ franรงaise CMA CGM.[11]
Additionnรฉ aux biais de confirmation des dรฉcideurs politiques et militaires occidentaux, ce culte du secret, couplรฉ ร une industrie de masse plus que performante ne pouvait que contribuer ร surprendre le monde entier.
Lโexemple symptomatique : le dรฉveloppement de la flotte de sous-marins chinois
Le sous-marin nuclรฉaire de premiรจre ligne de la marine chinoise, la classeย Shang, est gรฉnรฉralement considรฉrรฉ comme ayant un niveau de discrรฉtion similaire ร celui du Victor III soviรฉtique. Ce modรจle a pourtant pris la mer pour la premiรจre fois ร la fin des annรฉes 1970. Ce point nโest pas nรฉgligeable. En effet, le Victor III รฉtait le principal sous-marin que les Soviรฉtiques ont dรฉployรฉ avant de rรฉaliser des percรฉes technologiques dans le domaine de lโacoustique, qui ont conduit au sous-marin nuclรฉaire super silencieuxย Akula, entrรฉ en service au milieu des annรฉes 1980.ย L’Akulaย a รฉtรฉ le premier sous-marin soviรฉtique (puis russe) ร ne pas pouvoir รชtre dรฉtectรฉ par la chaรฎne de microphones sous-marins des รtats-Unis, mieux connue sous le nom de Systรจme de surveillance sonore, ou SOSUS.13ย Les sous-marins nuclรฉaires lanceurs d’engins (SNLE) de classeย Jinย souffriraient รฉgalement dโun faible niveau de discrรฉtion, supposรฉment dues aux larges compartiments ร missiles ร lโarriรจre du sous-marin.14ย Or, les Etats-Unis ont rรฉcemment dรฉployรฉ un SOSUS dans la rรฉgion, entravant les capacitรฉs de manลuvre de submersibles chinois.15
En revanche, l’arrivรฉe prochaine du type 095 risque de changer la donne. Tout laisse ร croire que le savoir-faire accumulรฉ des chinois leur permettra de rรฉduire drastiquement le niveau sonore de leurs sous-marins.17 Certaines sources estiment quโil rivalisera avec les sous-marins amรฉricains de classe Virginia.18 La longueur dโavance des occidentaux et russes en la matiรจre sera probablement trรจs vite de lโhistoire ancienne. En outre, rappelons que la Chine dispose dโune flotte de submersibles extrรชmement importante, puisquโelle est composรฉe de presque 60 submersibles, quโils soient nuclรฉaires ou conventionnels.19 Astucieusement placรฉs, ces sous-marins peuvent รชtre aussi redoutables que discrets et leur nombre important garantit ร la Chine une indรฉniable maรฎtrise de ce qui passe sous les mers.
Dans le domaine spรฉcifique des sous-marins, la Chine peut indรฉniablement surprendre les occidentaux, et ne manque dโailleurs pas de le faire. Par exemple, en octobre 2019, la marine chinoise prรฉsentait un sous-marin mystรจre, sans quโaucune information prรฉalable ร la prรฉsentation de ce submersible. C’est probablement le seul pays au monde capable de construire un sous-marin de taille normale sans qu’aucun dรฉtail ne soit divulguรฉ.[12]ย La Chine peut aussi moderniser sa flotte de sous-marins conventionnels, offrant au monde entier encore plus dโoccasions de subir la surprise stratรฉgique et de rรฉagir au lieu dโagir.ย
[1]https://thediplomat.com/2017/10/xi-jinping-thought-vs-deng-xiaoping-theory/
[2] Chinese Arm Sales and US – CHina military relations – ASIAN SURVEY june 1989
[3] Chinese Arm Sales and US – CHina military relations – ASIAN SURVEY june 1989
[4] https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/1997-05-01/coming-conflict-china
[5] https://archive.org/details/the-weekly-standard-1997-03-31/page/n3/mode/2up?q=%22Munro%22
[6] http://www.booknotes.org/Watch/80193-1/Richard-Bernstein
[7] https://www.reuters.com/article/us-usa-china-pentagon-idUSTRE52O5PX20090325
[8] https://chinapower.csis.org/military-spending/
[9]https://www.theguardian.com/world/2021/sep/21/xis-army-from-hiding-and-biding-to-building-chinas-dream
[10]http://www.opex360.com/2021/07/24/amiral-vandier-le-niveau-de-la-marine-chinoise-est-au-dela-de-ce-que-nous-imaginions/
[11] https://www.csis.org/analysis/chinas-opaque-shipyards-should-raise-red-flags-foreign-companies
[12]https://www.forbes.com/sites/hisutton/2019/10/09/china-navy-new-mystery-submarine/?sh=4287c17f55ac