Les Etats-Unis veulent-ils éliminer l’industrie de défense française ?

Ces dernières années, les Etats-Unis ont souvent ravi au nez et la barbe de la France d’importants contrats de Défense, parfois même en pesant pour que le client choisissent un autre prestataire, du moment que celui-ci n’était pas français. Qu’il s’agisse des hélicoptères Caracal polonais, des F-35 belges ou suisses, des corvettes qatari, ou très récemment, des sous-marins australiens, les administrations américaines successives ont démontré une réelle volonté d’empêcher la France d’accéder à certains marchés internationaux, allant jusqu’à mener des opérations massives pour éjecter Paris, comme en Grèce au sujet des frégates et de la commande de Rafale. Pour certains observateurs, il ne s’agit là que d’une stratégie commerciale, opportunément résumée par un « business is business » qui justifierait l’agressivité dont font preuves les Etats-Unis face à la France.

Toutefois, en observant les stratégies employées, et la determination dont font preuve les Etats-Unis dans ces dossiers, on comprend que les enjeux dépassent de beaucoup les seuls critères commerciaux, pour s’étendre à une réelle stratégie de contrôle des politiques extérieures et de la Défense de la sphère occidentale, notamment en Europe, domaine dans lequel la France et ses positions héritées du Gaullisme apparaissent comme une entrave, voire une menace, pour les Etats-Unis. Dans cet article, nous verrons pourquoi et comment Washington articule cette stratégie, et nous étudierons les solutions à la disposition de la France pour tenter d’y résister.

Une industrie unique en Occident

En dehors des Etats-Unis, l’industrie de défense française est unique en occident, dans la mesure ou elle est la seule capable de concevoir et fabriquer l’ensemble des systèmes de défense d’une force armée moderne, sans dépendre, dans plusieurs domaines critiques, de materiels américains. A l’exception de quelques équipements spécifiques, comme les avions embarqués de veille E-2C Hawkeye, ou les catapultes qui équipent le porte-avions Charles de Gaulle, l’industrie française est en effet, capable de produire l’intégralité des équipements nécessaires à ses forces armées, allant du blindé à l’avion de combat, du sous-marin à l’hélicoptère, en passant par les missiles, les radars, et les systèmes spatiaux. C’est également, avec la Grande-Bretagne, le seul pays européen à disposer de sa propre force de dissuasion nucléaire, basée sur 4 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins équipés de missiles balistiques intercontinentaux, et sur deux escadrons de Rafale équipés de missiles nucléaires supersoniques aéroportés.

porte avions charles de gaulle FREMM Analyses Défense | Australie | Aviation de chasse
En dehors des Etats-Unis, et bientôt de la Chine, la France est le seul pays a mettre en oeuvre un porte-avions nucléaire doté de catapultes et de brins d’arrêt, offrant des capacités de projection de puissance sans commune mesure avec les poste-avions mettant en oeuvre des aéronefs à décollage vertical ou court comme le F35B, le J-15 ou le Mig-29.

Non seulement est-elle autonome dans ce domaine, mais ses équipements égalent et surpassent même parfois leurs homologues américains, tout en étant, le plus souvent, plus économiques à l’achat comme à l’utilisation à performances égales ou supérieures. Ainsi, un sous-marin nucléaire d’attaque classe Suffren est acquis pour à peine un peu plus de 1 Md€ par l’état français, là ou l’US Navy débourse 3,5 Md$ pour un Virginia, certes mieux armés en matière de missiles de croisière, mais pas plus performant que le sous-marin français dans sa fonction première de Hunter-killer, la chasse aux sous-marins et navires adverses. Il en va de même de l’avion de combat Rafale, qui surpasse en bien des domaines de le F-35 (manœuvrabilité, rayon d’action, pénétration basse altitude..) et qui verra, dans sa version F4, ses performances en matière de fusion de données rattraper celles de l’avion américain, pour un prix de possession moitié moindre.

Pour y parvenir, et eu égard aux limites économiques et démographiques françaises, il est indispensable pour Paris de s’appuyer sur d’importants marchés à l’exportation, la demande nationale n’étant pas suffisante pour alimenter une telle exhaustivité industrielle. Dès lors, 40% du chiffre d’affaire annuel enregistré par la base Industrielle technologique et Défense, ou BITD, française, sont liés aux exportations d’équipements de défense, ceci représentant 80.000 emplois directs et 120.000 emplois indirects et induits dans le pays, et conditionne la marge de manoeuvre de cette industrie pour évoluer et prospérer. De fait, et à l’instar des objectifs de la législation CAATSA américaine conçue pour priver Moscou des recettes d’exportation de son industrie de défense afin d’handicaper ses propres capacités à soutenir une autonomie stratégique complète, Washington semble s’employer à tenter de priver Paris de ses marchés exports, dans le même but, mais avec des méthodes moins évidentes.

Des attaques ciblées, répétées et dévastatrices

Pour y parvenir, l’industrie américaine de défense, mais également le departement d’Etat, et l’ensemble des services plénipotentiaires américains, n’hésitent pas à s’immiscer directement dans les négociations françaises, y compris bilatérales, profitant des moindres failles laissées par les négociateurs français. C’est ainsi que face aux difficultés rencontrées par Paris et Athènes lors des négociations autours de l’acquisition des frégates FDI Belh@rra, Washington a mené une campagne d’intrusion forte pour tenter de placer ses propres navires MMSC conçus par Lockheed-Martin, pourtant très peu adaptés aux besoins d’Athènes, en usant de tous les moyens de pression à sa disposition, et amenant finalement les autorités grecques à sortir des négociations exclusives avec la France pour mener une consultation élargie avec pas moins de 5 modèles différents proposés. Même si dans ce dossier, la responsabilité incombe en partie à la mauvaise posture des négociateurs français, il n’en demeure pas moins vrais que les Etats-Unis ont mené une action directe contre la France, sans même la garantie d’en tirer des bénéfices directs.

MMSC for Hellenic Navy No the cost is not E 2 billion it is double the amount Analyses Défense | Australie | Aviation de chasse
L’intrusion de Lockheed-Martin dans les négociations franco-grecs au sujet des frégates FDi Balharra est à l’origine de l’ouverture d’une compétition ouverte pour ce contrat, alors que les deux pays étaient en négociations exclusives.

Les exemples de ce type sont nombreux ces dernières années. C’est ainsi qu’en 2016, après l’élection du PiS en Pologne, celui-ci annula un contrat pourtant accompagné d’importantes compensations industrielles pour construire localement une flotte de 50 hélicoptères de transport H225M Caracal, au profit de quelques hélicoptères américains, mais surtout d’un partenariat privilégié avec Washington au sein de l’OTAN. Depuis, Varsovie a multiplié les acquisitions auprés de l’industrie américaine : avions F-35A, systèmes d’artillerie HIMARS, systèmes anti-aériens Patriot, missiles antichars Javelin et plus récemment chars lourds Abrams M1A2C. Plus récemment encore, lors de la compétition pour le remplacement des F/A 18 Hornet et F-5 Tiger des forces aériennes helvétiques, alors que le Rafale et le SAMP/T Mamba étaient donnés vainqueurs par la presse mais également par les confidence faites aux industriels eux-mêmes à quelques jours de l’annonce des résultats, une visite de Joe Biden à Genève entraina un totalement revirement des autorités suisses, le F35 et le Patriot étant soudain jugés « très supérieurs dans tous les domaines » au Rafale comme au Typhoon et au Super Hornet. Pour certains observateurs proches du dossier, le président américain aurait menacé de remettre au gout du jour les sanctions US concernant le secret bancaire helvétique si Berne ne choisissait pas ses propres équipements.

Les exemples ces dernières années ne manquent pas, et les lister tous seraient superflus. On peut toutefois rappeler, comme exemple fort à propos, le refus de Washington d’exporter un composant électronique de très faible sensibilité technologique vers Paris en l’ajoutant à la liste des équipements de la législation ITAR, dans le seul but de faire échouer une nouvelle commande de Rafale vers Le Caire, les autorités égyptiennes exigeant, avec les nouveaux appareils. la livraison de missiles de croisière SCALP ER qui employaient ce composant américain. De même, alors que Lockheed-Martin vient d’annoncer qu’un nouveau client avait passé commande de F-16 Block 70/72 Viper, en exigeant de ne pas être nommé, on pense naturellement à l’offensive menée en Indonésie pour éliminer le Rafale de l’équation. Et que dire du choix du P8 Poseidon de Boeing par l’Allemagne alors que le pays devait, avec la France, concevoir son propre avion de patrouille maritime de nouvelle génération, et que la France proposait le prêt d’Atlantique 2 rénovés pour assurer l’intérim. Force est de constater que Washington n’a que rarement fait preuve d’une telle volonté de nuire envers un autre de ses alliés, au contraire, allant jusqu’à les soutenir dans leurs propres négociations, dès lors que celles-ci concernaient également des équipements français.

Eliminer les alternatives européennes : une stratégie en deux temps

De toute évidence, cette suite d’événements rapprochés n’est pas le seul fait d’une conjoncture défavorable, ou d’une agressivité commerciale renforcée des Etats-Unis qui, le cas échéant, s’appliquerait à l’ensemble des pays exportateurs d’équipements de Défense. Elle dépasse également l’identité du locataire de la Maison Blanche, puisque les premières actions de cette série eurent lieu sous l’administration Obama, puis sous Donald Trump, et maintenant sous Joe Biden. Pour les Etats-Unis, et une grande partie de sa classe politique, l’industrie de défense française représente désormais sans conteste une menace, non pas commerciale, mais stratégique, qu’il convient de neutraliser au plus vite. En effet, en partie grâce à cette industrie de défense, la France est en mesure non seulement de choisir des postures qui ne seraient pas alignées avec celles de Washington sur la scène internationale, mais également de proposer des alternatives à certains de ses partenaires, pour prendre certaines distances avec le controle américain. Les leaders américains se rappellent ainsi parfaitement de la position de la France concernant la seconde intervention américaine en Irak, même s’il s’avéra qu’elle était parfaitement légitime et justifiée, et surtout le fait que Berlin s’était aligné sur Paris dans ce dossier.

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