Le contrôle juridique des exportations d’armes se retourne contre les ONG

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Une cour de justice allemande a émis un jugement le 03 décembre 2019 qui annule la suspension décidée par le gouvernement allemand sur les livraisons d’armes à destination de l’Arabie Saoudite. Initiée en octobre 2018, la décision de suspension avait été formalisée en mars 2019. Elle doit expirer en mars 2020. Pour mémoire, cette décision avait été annoncée par Angela Merkel après le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Elle ne concernait donc pas officiellement le conflit au Yémen, ce qui évitait à l’Allemagne de devoir également mettre un embargo sur les livraisons à destination des Emirats Arabes Unis, membre de la même coalition et client direct important pour les industriels allemands. L’Allemagne avait pu utiliser cette suspension pour bloquer certaines exportations françaises comportant des pièces allemandes, ce qui a conduit les deux États à négocier un accord, suspendu néanmoins au bon vouloir du Bundestag.

Le tribunal allemand a rendu sa décision après une plainte de l’industriel Rheinmetall suite l’annulation de la licence d’exportation qui concernait le transfert de 110 véhicules blindés « Boxer », dont une partie avait déjà été livrée avant la suspension des exportations. Il semble que la décision porte sur la forme et non le fond, la cour ayant considéré que le gouvernement allemand n’avait pas respecté les procédures liées à la suspension d’une licence, notamment qui celles devaient permettre à l’industriel lésé de demander compensation pour la perte économique. Le gouvernement peut faire appel de cette décision.

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Rheinmetall dispose d’un important réseau d’influence au Bundestag allemand

Il faut rappeler que Rheinmetall exporte certaines des armes qui ont été directement identifiées par les experts des panels des Nations Unies comme ayant été utilisées dans des frappes pouvant constituer des violations graves du Droit International Humanitaire (DIH)[1]. Le groupe allemand, qui bénéficie d’importants appuis politiques outre-Rhin au Bundestag, a continué d’alimenter le conflit au Yémen bien après la décision de Berlin, notamment via ses usines en Afrique du Sud ou en Arabie Saoudite, contournant ainsi le problème national.

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Ce jugement est une première dans le long débat qui agite les États occidentaux à propos des exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite, car il intervient à « rebours » des revendications courantes et au profit d’un industriel. Depuis plusieurs années, des Organisations Non Gouvernementales tentent d’attaquer la validité des licences d’exportations d’armes des différents pays occidentaux, tout en plaidant pour une meilleure soumission de ces processus d’export au jugement des tribunaux et au contrôle des représentations nationales. Ainsi, en Italie, au Royaume Uni, en Belgique ou au Canada des actions en justice ont été entreprises, avec plus ou moins de succès.

Au cœur de la question se trouve l’organisation du contrôle des exportations d’armes, propre à chaque pays. Les États membres de l’Union Européenne se sont engagés dans la position commune 944/2008 « définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires ». Mais il ne s’agit que d’une « Position » et non d’un « Règlement » ou d’une « Directive », ce qui implique sur le plan communautaire que son application est non contraignante et laissée à l’appréciation de chaque Etat membre. En outre, les États de l’Union Européenne ont ratifié le Traité sur le Commerce des Armes, qui définit des règles de contrôle des exportations sensiblement similaires (la position européenne demandant – en plus – de ne pas attenter par l’export à la sécurité des autres États membres). Là encore, le TCA est un traité qui responsabilise les États, mais sans mécanisme de contrainte.

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La France exporte également au Moyen-Orient, que ce soit en Arabie saoudite, aux Emirats Arabes Unis ou au Qatar

En France, le régime d’interdiction s’applique par défaut : il est légalement interdit de produire ou d’exporter des armes, mais il est possible d’obtenir une dérogation. Pour l’exportation, cette dérogation est émise sous la forme d’une licence par le Premier Ministre, après avis de la Commission interministérielle d’étude pour l’exportation des matériels de guerre. La CIEEMG donne un avis qui ne lie pas le gouvernement : le sujet est considéré comme un « acte de gouvernement », discrétionnaire et sans recours possible de la part des requérants. Les industriels n’ont donc pas, en France, de « droit » à la licence ni donc de « droit » à la compensation en cas de refus ou d’annulation.

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Le cabinet d’avocats Ancile, agissant avec plusieurs ONG, a demandé en 2019 au Premier Ministre la suspension des licences d’exportation françaises vers l’Arabie Saoudite. Devant l‘absence de réponse, il a saisi le tribunal administratif qui a accepté de connaitre le cas au motif que la « suspension » n’est probablement pas aussi discrétionnaire que « l’octroi ». Le tribunal a toutefois débouté les ONG, qui ont fait appel. La cour administrative d’appel a estimé par ordonnance le 26 septembre qu’elle n’avait pas à connaitre le sujet. Les ONG se sont donc pourvues le 19 novembre devant le Conseil d’Etat, qui doit rendre un jugement pour savoir si, à l’image de l’octroi des licences, la suspension relève elle aussi d’un acte de gouvernement, indissociable de la conduite des relations internationales de la France et ne pouvant donc faire l’objet d’une contestation par voie de justice ou au contraire que les cas constitutifs de la suspension peuvent être limitativement énumérés et faire l’objet d’un processus administratif susceptible de recours.

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De nombreuses ONG sont de plus en plus actives pour lutter contre l’exportation d’équipements de défense vers certains pays potentiellement en guerre, comme l’Arabie saoudite

Selon les pays, l’autorisation d’exporter des armes est plus ou moins discrétionnaire pour le gouvernement ou soumise au contrôle des tribunaux. Les ONG militent souvent pour la remise en cause du système français, en proposant plutôt un contrôle de la légalité par les tribunaux, notamment au regard de engagements internationaux de la France. Or le jugement rendu au profit de Rheinmetall illustre un des principes de base du système judiciaire : lorsqu’on soumet aux tribunaux un processus, on crée des droits pour toutes les parties impliquées, dont les industriels. Si d’aventure un tel contrôle devait être mis en place en France, on s’acheminerait vers la délimitation d’un véritable « droit à exporter ». En effet, tant que la licence reste une dérogation émise par le gouvernement, les industriels n’ont pas de « droit » à la licence, et par voie de conséquence aucun recours possible en cas de refus de la part du gouvernement. La jurisprudence française s’est d’ailleurs construite sur les jugements rendus par les tribunaux administratifs contre des industriels qui attaquaient l’Etat pour suspension de licence et qui avaient refusé de connaître les cas.

Dans ce domaine comme dans d’autres, l’enfer est pavé de bonnes intentions : si le processus vient à être soumis à l’approbation des tribunaux, ce ne seront pas seulement les ONG qui viendront ester en justice, mais aussi les industriels, avec plusieurs motifs : certains industriels voudront contraindre l’Etat à leur délivrer une licence d’exportation dans un pays pour lequel le gouvernement pense qu’une vente d’armes nuirait aux intérêts de la France. Certains industriels viendront demander des compensations financières en cas de révocation de licence, obligeant l’Etat à leur verser de l’argent public lorsque par exemple la France applique un embargo des Nations Unies suite à un conflit. Enfin (surtout) des industriels – français ou étrangers – pourraient attaquer les licences de leurs concurrents pour favoriser leurs propres exportations. Le gouvernement devrait gérer les risques induits par la conduite des relations internationales devant les tribunaux : le gouvernement soutiendrait-il le vote d’un embargo au Conseil de Sécurité des Nations Unies s’il sait que des industriels pourraient l’attaquer en cas de suspension des licences ?

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Le contrôle juridique des exportations d’arme est à double tranchant, et pourrait au final servir contre les objectifs initiaux des ONG qui cherchent à judiciariser la procédure

La sécurité collective aura-elle progressé ? Les trafics d’armes seront-ils réduits ? L’exportation d’armes est un sujet par essence politique et il doit sans doute le rester. A trop vouloir judiciariser toutes les décisions, on crée des paradoxes, qui conduisent à donner des armes à des acteurs privés contre la puissance publique et, au final, à réduire le champ des compétences de gouvernements issus d’un système démocratique au profit de groupes de pression et d’acteurs économiques. Si d’aucuns veulent que l’Etat modifie ses pratiques, il convient de mener le combat sur le plan politique. L’alternative, qui consiste à faire entrer le juge dans la conduite des relations internationales, est à la fois périlleuse et contreproductive, y compris pour les droits de l’homme.


[1] “Letter dated 25 January 2019 from the Panel of Experts on Yemen addressed to the President of the Security Council”  https://undocs.org/en/S/2019/83 – “The Panel found that the mortar used for that attack had characteristics of those produced either by Rheinmetall in Germany or by its South African subsidiary Rheinmetall Denel Munitions, which reportedly also produces mortar shells in a factory in Saudi Arabia”. A ce jour, aucune arme française n’a été identifiée dans les zones où se sont produites des possibles violations graves du DIH.

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