Le complexe militaro-industriel russe est-il menacé par sa dette exorbitante ?

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À l’occasion de la réunion de la commission de « coopération militaro-technique entre la Russie et ses partenaires internationaux » le 24 juillet 2019, Vladimir Poutine a évoqué les résultats positifs de l’export des armements russes. Ainsi, d’après le chef de l’État les bénéfices en devises ont « augmenté de 45% » et les exportations, en croissance constante ces quatre dernières années, « avoisinent les $16 milliards », alors même que le carnet de commandes est d’environ $54 milliards[efn_note]МедведевГригорий, Путин сообщил о росте выручки от российского военного экспорта,  consulté le 4 août 2019. [/efn_note].

Pourtant, le rapport du SIPRI paru cette année présente une situation plus nuancée[efn_note]Global arms trade: USA increases dominance; arms flows to the Middle East surge, says SIPRI | SIPRI,  consulté le 4 août 2019. [/efn_note]. En effet, sur la période 2009-2018 la Russie conserve la seconde position dans le classement mondial des principaux exportateurs de systèmes d’armes majeurs, néanmoins sa part d’exportations sur le marché mondial a décliné de 17% entre 2009-2013 et 2013-2018. Cette mauvaise performance est en partie expliquée par le recul des ventes à des importateurs traditionnels d’armements russes tels que l’Inde ou encore le Venezuela. Entre 2013-2018 ces derniers ont réduit leurs importations respectivement de 42% et 96% par rapport à la période 2009-2013, la croissance de 19% des ventes vers le Moyen-Orient n’ayant pu enrayer cette tendance.

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Ces signes de faiblesses mises au jour par le Think-Tank suédois, par ailleurs contestées par Rostec[efn_note]BrokešFilip, « Russia’s declining arms exports | | Central European Financial Observer ».[/efn_note], viennent s’additionner à une réalité quant à elle incontestable tant son ampleur est devenue préoccupante. Malgré des résultats globalement bons à l’export et le réarmement massif de l’armée russe les principaux industriels du secteur de la défense croulent sous les dettes, les médias russes évoquant le chiffre de 2,3 trillions de roubles, soit environ 35-36 milliards de dollars. De plus, les commandes annuelles internes de matériels militaires, s’élevant actuellement à 1,5 trillion de roubles ($23 milliards), diminuent [efn_note]Долгиоборонныхпредприятийсольютвспецбанк, consulté le 4 août 2019. [/efn_note], précarisant de facto la position des industriels[efn_note]Долгироссийской«оборонки» покредитамдостиглиастрономическихвеличин— URA.RU, consulté le 4 août 2019. [/efn_note]. Pour rappel, en 2018 la Russie a dépensé pour sa défense entre 46 et 61,4 milliards de dollars (en fonction des sources et des estimations)[efn_note]NATO Members Drive Fastest Increase in Global Defence Spending for a Decade, Jane’s by IHS Markit Reveals | IHS Markit Online Newsroom, consulté le 6 août 2019. [/efn_note][efn_note]ВоенныйбюджетРоссиив2018 годусоставит$46 млрд, consulté le 6 août 2019. [/efn_note], la nécessité d’éponger une partie de cette dette va donc peser lourdement sur ses futurs budgets de défense. Les citoyens russes ont déjà été mis à contribution en 2016 lorsque le gouvernement a décidé de prendre en charge une partie des obligations des industriels surendettés en versant 11 milliards de dollars, entraînant ainsi une hausse du budget de la défense de 7,2%[efn_note] TianN, FleurantA, KuimovaA, WezemanP et WezemanS, « Trends in world military expenditure, 2018 », coll. « SIPRI Fact Sheet », p. 12.[/efn_note]. Or, depuis le début de l’année, des signaux annoncent une nouvelle restructuration du passif des industriels, le vice-premier ministre Yuri Borisov évoquant la nécessité d’alléger la charge qui pèse sur le secteur de la défense en rachetant 700 trillions de roubles de dettes aux banques privées ($10-11 milliards). 

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Cette nouvelle opération de sauvetage n’est cependant pas du goût du ministère des Finances et d’une partie de l’opinion qui ne comprend pas comment une telle situation est possible alors que les médias et le gouvernement mettent sans cesse en avant les performances du complexe militaro-industriel russe. Les spécialistes du secteur de la finance et de l’industrie expliquent que ce surendettement est autant le résultat de problèmes systémiques que conjoncturels. 

L’origine des difficultés actuelles date de la fin des années 1990 lorsque les banques prêtaient à des taux annuels avoisinant les 22-23%. Le manque d’alternative de sources de financement obligeait les industriels à prendre de tels crédits dont l’accumulation au fil des années a fini par produire une impasse. Le piège dans lequel se trouvent les principales entreprises du secteur étant d’autant plus sournois qu’à l’heure actuelle la quasi totalité des bénéfices doit être consacrée au remboursement des seuls intérêts.

À ce désagrément est venue se greffer la problématique dite de la formation des prix, les experts affirmant qu’il n’y a plus à l’heure actuelle en Russie de mécanisme adéquat de formation des prix des équipements militaires, ce qui provoque un conflit constant entre le ministère de la Défense (l’acquéreur) et les fournisseurs (l’industrie). En effet, aujourd’hui les prix des matériels militaires sont fixés par des organismes étatiques tels que le Service fédéral de lutte contre les monopoles ou encore Roskosmos et Rosatom. Le problème étant, selon les sources de Novaiya Gazeta[efn_note]Вседляфронта, всеподпроценты, consulté le 4 août 2019. [/efn_note], que le personnel spécialisé dans ce domaine, travaillant auparavant pour le Service fédéral des tarifs dissout en 2015, n’a pas été réemployé au sein des nouveaux organismes compétents. Par ailleurs, le ministère de la Défense est également connu pour être assez avare en matière d’avance de fonds pour le développement de prototypes. Ainsi, même lorsque la commande émane du ministère lui-même, les entreprises chargées de réaliser les études ne sont souvent payées qu’une fois les travaux réalisés. 

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De plus, en 2012 une révision de la loi portant sur les achats étatiques en matière de défense a rigidifié la gestion des finances des producteurs d’armes créant de cette façon des contraintes totalement artificielles. Cette loi avait pour objectif de s’assurer que les fonds de la défense ne pouvaient être alloués qu’à ce secteur, ce qui permit de remettre de l’ordre et de limiter les abus. Cependant, un des effets connexes de cette mesure est l’impossibilité pour les industriels de la défense d’utiliser les moyens de ces comptes aussi librement qu’ils le souhaitent, alors même qu’elles en ont besoin, les poussant ainsi à contracter de nouveaux crédits. Le résultat est une situation assez curieuse où des entreprises disposant de milliards de roubles sont obligées d’emprunter à des taux élevés afin de subvenir aux besoins de la production [efn_note] Названыпричинызакредитованностироссийскойоборонки, consulté le 4 août 2019.[/efn_note].

Le manque de compétences des gestionnaires est également mis en avant comme une des sources de l’endettement, certains d’entre eux étant accusés de détournements de fonds ou d’abus de pouvoir. Le ministère de la Défense est conscient de cette réalité et a demandé au Service fédéral de lutte contre les monopoles de mener des enquêtes, ce dernier ayant procédé à 46 vérifications au printemps 2019[efn_note]ОборонкаРоссиитонетвдолгах, consulté le 4 août 2019. [/efn_note]. De plus, un informateur travaillant au sein de l’industrie de la défense russe affirme que le manque de cadres qualifiés entraîne une inefficacité dans le fonctionnement global des holdings du secteur de la défense. En guise d’exemple il cite Rostec, qui malgré les milliards de roubles investis depuis sa création en 2007 ne serait pas parvenu à améliorer la santé économique des entreprises qui le composent. D’après l’expert, la création de cette corporation étatique a eu certains effets positifs, mais sur le long terme elle a contribué au développement d’une dépendance vis-à-vis du financement étatique.  

Enfin, les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne obligent les industriels russes à consacrer d’importants moyens à la diversification de leurs approvisionnements et surtout à produire par eux même les matériels qu’ils achetaient jusqu’à là aux occidentaux, tout en ayant un accès réduit aux sources de financement étrangères. Le Président russe à par ailleurs fait de la substitution des importations dans le secteur de la défense une priorité pour l’industrie de son pays.

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Mig 29 des forces aeriennes indiennes Analyses Défense | Construction aéronautique militaire | Construction de véhicules blindés
L’Inde a commandé 21 Mig29 supplémentaires à la Russie en 2019

Face à ces obstacles, le gouvernement a entrepris de transférer les dettes du complexe militaro-industriel vers une banque étatique dont l’objectif principal serait justement de financer ce secteur. Cette approche a été entérinée en 2018 lorsque le Président russe a ordonné la transformation de la banque « Promsvizbank », nationalisée en 2017, en banque publique de financement des industries de défense. À terme la totalité des crédits doit être transférée vers cette institution, ce qui permettra non seulement de refinancer les entreprises surendettées, mais également de protéger le secteur bancaire russe des sanctions américaines, ces dernières visant particulièrement l’industrie de la défense russe. Le vice-président et ancien ministre de finances Anton Silouanov a également évoqué la possibilité d’annuler une partie des dettes lors du transfert des crédits vers Promsvizbank. Pour autant ce processus n’est visiblement pas amené à se réaliser dans un avenir proche puisque selon Piotr Fradkov, directeur de Promsvizbank, à la date du juillet 2019 seulement 100 milliards de roubles de crédits du complexe militaro-industriel ont été transférés vers cette banque.

Ainsi, malgré les efforts de Moscou, la dette des principales entreprises du complexe militaro-industriel continuera à peser sur la santé de sa BITD tant que des réformes structurelles ne seront pas réalisées. De plus, la nécessité de refinancer ses industries va impacter lourdement le budget de la Russie, la prochaine augmentation substantielle des dépenses de défense sera ainsi probablement, tout comme en 2016, consommée par le remboursement des dettes des industries du secteur militaire.


Oleg Lypko – Analyste de l’industrie de Défense Russe et CEI

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