L’interception Maritime du pétrolier iranien « Grace 1 » au regard des lois internationales

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L’interception d’un pétrolier « iranien » Grace 1 par les Royal Marines au large de Gibraltar le 04 juillet dernier a généré de nombreuses réactions politiques, comme elle a suscité aussi beaucoup de questions dans le monde du transport maritime et des spécialistes des sanctions internationales. Sous une apparente simplicité – des militaires britanniques saisissent un pétrolier iranien – l’affaire se révèle être d’une grande complexité, à la croisée des chemins entre droit maritime, droit international, sanctions et embargos. 

L’objet de cet article est donc de rassembler les différentes sources ouvertes disponibles afin de clarifier le débat et de proposer une analyse du fond comme de la forme de l’affaire.

Le Navire

Le Grace 1 est un pétrolier de 300 579 tonnes de port en lourd, ce qui le classe dans la catégorie « VLCC » (Very Large Crude Carriers). Cette catégorie de pétroliers ne peut transiter par le canal de Suez qu’en déchargeant préalablement une partie de sa cargaison, ce qui justifie souvent un contournement de l’Afrique. Construit en 1997 en Corée du Sud aux chantiers Hyundai, il porte le numéro IMO 9116412. Il faut rappeler qu’il s’agit d’un numéro unique, qui ne change pas pendant toute la vie du navire (sauf fraude), à la différence du nom, qui peut lui-même changer plusieurs fois. Ainsi, le navire s’est appelé « Overseas Meridian » jusqu’en 2011, puis « Meridian Lion » jusqu’en 2013. Il  était alors sous pavillon des Îles Marshall.

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La plupart des informations sont disponibles sur le site « Marine Traffic ». L’armateur est la « Russian Titan Shipping Lines », une compagnie basée à Dubaï (la connexion avec la Russie – en dehors du nom – est à ce stade incertaine mais possible). Il semble que le Grace 1 soit le seul navire de cette « compagnie ». Le navire semble bien transporter du pétrole brut, comme l’indique le Gouvernement de Gibraltar dans un communiqué du 08 juillet.

Le navire avait été annoncé comme « battant pavillon du Panama » lors de son interception, ce qui avait laissé nombre d’experts perplexes, le Royaume Uni n’ayant visiblement pas contacté le Panama préalablement.

Il est apparu depuis que l’Autorité Maritime du Panama (AMP) avait retiré au Grace 1 son pavillon le 24 mai 2019, suite à une « alerte » reçue du gouvernement de Panama qui indiquait que le navire « participait ou était lié au financement du terrorisme ». L’AMP a déclaré avoir agi sur la base de la Convention Internationale contre le Financement du Terrorisme de 1999 et de la loi de transposition panaméenne de 2002.

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Un « dépavillonnement » est un acte fréquent en transport maritime. Le retrait du droit de porter le pavillon est un acte important, car le navire doit impérativement « trouver » un autre pavillon. Dans l’intervalle, beaucoup d’experts du droit maritime considèrent qu’il existe une forme de « juridiction universelle » sur les navires sans pavillon : tous les États peuvent exercer leur juridiction, jusqu’à ce qu’un État revendique juridiction sur celui-ci. Ce qu’a donc fait l’Iran, mais après la saisie en mer du Grace 1

La question de la juridiction universelle sur les navires sans pavillon est très débattue et il est également admis qu’elle doit être limitée en fonction de principes généraux de nationalité (on contrôle ses propres ressortissants), de territorialité (on contrôle les navires dans ses eaux territoriales), de protection (on protège les victimes ou l’environnement d’un crime ou d’un accident en cours), ou encore d’universalité (on peut toujours agir, même en dehors du flagrant délit, en cas de piraterie, de génocide, de crime contre l’humanité ou de terrorisme).

La saisie par les Britanniques d’un navire « sans pavillon » s’étant déroulée dans les eaux territoriales de Gibraltar, elle répond donc au principe de respect de territorialité dans l’exercice de la juridiction universelle : l’autorité de Gibraltar s’étend sur tous les navires sans pavillon passant dans ses eaux territoriales.

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La saisie

Dans la nuit du 04 juillet 2019, une escouade du 42 Commando des Royal Marines aborde le Grace 1 depuis un hélicoptère AW159 Wildcat, alors que le pétrolier « transitait dans les eaux territoriales de Gibraltar ». Il se situait à moins de trois milles nautiques de la possession britannique, la distance revendiquée par le Royaume Uni au large de Gibraltar.

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Photo de l’interception, communiquée par le MoD
L’absence de sillage et la verticalité de la fumée indique que le navire était à l’arrêt, comme le suggère le communiqué officiel.

L’opération, et c’est important, a été menée sous la direction de l’autorité de police du port de Gibraltar, les Royal Marines agissant en « soutien » suite à une « demande d’assistance émanant du Gouvernement de Gibraltar ». Très rapidement, l’Iran a réagi en réclamant la « propriété » du navire, ce qui indique qu’il se considère comme étant maintenant l’État du pavillon. La carte indiquant la position et la route du Grace1 au moment de l’interception a été communiquée par le Gouvernement de Gibraltar, qui indique qu’il était entré « de plein gré » dans les eaux territoriales, pour un « rendez-vous (en mer) pré-arrangé » afin de charger des provisions et pièces détachées.

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Carte communiquée par le Gouvernement de Gibraltar. On y voit le Grace 1 au moment de l’interception, dans les eaux territoriales de Gibraltar (matérialisées par un trait brun continu autour de la péninsule).

Le gouvernement de Gibraltar a déclaré avoir agi « en application des sanctions Européennes à l’encontre de la Syrie », car il avait « des raisons sérieuses de soupçonner » que le Grace 1 se dirigeait vers la raffinerie du port de Banyas en Syrie, propriété de la « Banyas Refinery Company », qui est l’objet de sanctions de la part de l’UE (règlement 36/2012 – Annexe II – point M21.56 du 23/07/2014).

Les bases légales de la saisie

Pour comprendre les bases légales invoquées par les britanniques, il faut se pencher sur le statut politique de Gibraltar.

Gibraltar est un « British Overseas Territory ». Un territoire d’outre-mer à statut particulier. Il fait partie de l’Union Européenne, mais pas de l’espace Schengen. Son statut l’exclut de l’union douanière, de la politique commerciale commune, de la politique agricole commune et de la politique commune de la pêche. Il faut noter que la population a voté à 96% pour rester dans l’Union Européenne, bien que son destin soit de suivre celui du Royaume Uni quant au « Brexit ».

Gribraltar jouit d’une large autonomie politique, incarnée par « Her Majesty’s Gibraltar Governement » : si la Reine est le chef de l’État, le territoire dispose d’un parlement et d’un gouvernement autonomes. Le gouverneur qui représente la Reine est responsable devant le gouvernement du Royaume Uni pour la défense du territoire et les sujets de politique internationale et de sécurité, mais le territoire est largement autonome en matière légale et réglementaire et dispose d’un Premier Ministre (Chief Minister), Fabian Picardo.

L’intervention semble s’appuyer sur deux règlements locaux : l’un pris le 28 mars 2019 et l’autre le 03 juillet 2019, moins de 24 heures avant l’abordage.

Le « Sanctions Act 2019 » n°2019-06 du 28 mars 2019 définit l’applicabilité des différentes sanctions internationales à Gibraltar, dont le gouvernement local reconnait ainsi la pleine application des sanctions de l’ONU et de l’Union Européenne[10].

Le règlement « Sanctions Regulations » du 03 juillet 2019 permet quant à lui au Premier Ministre du gouvernement de Gibraltar de désigner et détenir des navires à l’encontre desquels il aurait « des soupçons raisonnables de violation des sanctions de l’Union Européenne ». Le règlement porte d’ailleurs la nomenclature 2019/131, tandis que l’acte désignant le Grace1 est le 2019/132, ce qui suggère fortement un « règlement d’opportunité » (le Grace1 restant le seul navire désigné).

Le règlement permet la détention « administrative » d’un navire désigné pendant 72 heures dans les eaux territoriales de Gibraltar, le temps qu’une cour de justice se prononce sur son statut. La Haute Cour de Gibraltar a prononcé la prolongation de la détention le 05 juillet. La rétention peut durer un total de 90 jours.

La déclaration au Parlement du Premier Ministre reprend l’ensemble des arguments du Gouvernement de Gibraltar pour justifier la légalité de l’acte. Le Premier Ministre a d’ailleurs confirmé qu’une fouille avait été menée et des interrogatoires en cours, le commandant et son second ayant été arrêtés.

Il faut noter que le règlement offre des possibilités de saisie du navire et de sa cargaison très larges : « dans l’intérêt de la justice, de la paix et de la sécurité internationales ou de la loi » (sic). Ce point est capital, car une des raisons majeures qui font que les saisies de navires marchands sont rares est le coût engendré par la détention à quai du navire et de son équipage aux frais de l’État qui procède à la saisie. En la circonstance, la vente de plus de deux millions de barils de pétrole brut seuls pourrait rapporter au Gouvernement de Gibraltar plus de 100 millions de dollars, ce qui couvrirait largement la plupart des frais imaginables.

Ce que disent les sanctions européennes en la circonstance

Le règlement 36/2012 interdit l’importation en UE de produits pétroliers en provenance de Syrie, mais pas le transit vers la Syrie de produits pétroliers. Ce n’est donc pas sur cette base que peut s’appuyer le gouvernement de Gibraltar.

La collaboration avec une entité désignée par les sanctions (la raffinerie de Banyas) semble être la justification invoquée.

Au titre de l’article 14 du règlement 36/2012[1], « tous les fonds et ressources appartenant aux entités désignées par l’UE sont gelés, aucun fonds ni aucune ressource économique ne peut être mis à disposition, directement ou indirectement, des entités destinées et il est interdit de participer en connaissance de cause à une activité ayant pour objet de contourner les mesures de gel et de non fourniture de fonds et de ressources ».

Le raisonnement justifiant l’abordage pourrait ainsi être le suivant :

  • Le Grace 1 apporte du pétrole brut à la raffinerie de Banyas (ce qui reste à prouver – mais des documents ont pu être saisis à bord et des témoignages de l’équipage obtenus).
  • La vente des produits pétroliers issus du raffinage de ce pétrole serait de nature à fournir des ressources à la raffinerie de Banyas,
  • La raffinerie de Banyas appartient à une compagnie désignée sur la liste des entités pour lesquelles les fonds sont gelés sur le territoire de l’UE et toute activité de « contournement » est interdite,
  • Le Grace 1, en pénétrant sur le territoire de l’Union, se rend « coupable » de viol d’une interdiction de contourner les mesures de non fourniture de ressources à une entité désignée,
  • Le Grace 1 ayant été dépavillonné par le Panama et n’ayant aucun pavillon connu, le Gouvernement de Gibraltar a le « droit » d’exercer une juridiction tant qu’il est dans ses eaux territoriales sans en référer à aucun pays, pour, en la circonstance, faire respecter les sanctions de l’UE qui s’appliquent « à bord de tout aéronef ou de tout navire relevant de la juridiction d’un État membre » d’après les Directives relatives à l’application des sanctions de l’UE,
  • En vertu des règlements locaux, le gouvernement de Gibraltar a le droit de retenir le navire sur la base de soupçons, le temps d’une enquête afin de rechercher les preuves éventuelles.

On le voit, le diable est dans les détails et, à aucun moment, le raisonnement n’implique l’Iran, ni le gouvernement du Royaume Uni à Londres…

Au delà de la forme, le fond – éléments de contexte politique international

Il ne fait pas de doute, sur le plan politique, que Londres souhaite participer à la démarche américaine de pression « maximale » sur l’Iran. Mais l’important pour les Britanniques est de le faire en sauvegardant absolument les bases légales et l’intégrité du droit de la mer. Vis-à-vis de la Russie (en mer Noire) et de la Chine (dans le détroit de Taiwan et en mer de Chine du Sud), les pays occidentaux entendent préserver la liberté de navigation et le droit international. Il ne s’agit donc pas de se livrer à ses arraisonnements de pétroliers iraniens sans aucune base légale. Cela relativiserait toute violation russe ou chinoise du droit maritime sur fond de respect du droit à géométrie variable.

Au final, la justification britannique apparait mince, mais néanmoins probante. Elle ne constitue pas une « extension extraterritoriale » des sanctions européennes au Panama ou à l’Iran, puisque le navire était « dépavillonné ». Elle ne constitue pas non plus une opération allant à l’encontre du droit de transit, puisque le Grace 1 était entré volontairement dans les eaux de Gibraltar avec l’intention de s’y ravitailler.

Elle représente bien une action de police de l’État côtier, qui exerce sa juridiction dans ses eaux territoriales et y fait respecter ses lois et règlements. Un point est important à considérer si la justification légale est admise par l’Union Européenne (le Gouvernement de Gibraltar a notifié Bruxelles officiellement) : tous les États de l’Union pourraient (devraient ?) donc faire de même. Or le Grace 1 est forcément passé à un moment ou un autre dans les eaux espagnoles pour traverser le détroit de Gibraltar, comme l’indique cette carte des eaux territoriales :

GibralMapWaters Analyses Défense | Communication institutionnelle défense | Embargo et blocus militaire

L’Espagne, qui a accusé (avec un manque de tact patent mais coutumier) le gouvernement de Gibraltar d’agir sous « pression américaine » aurait donc pu, en tout état de cause, se saisir du navire, de même que de tout navire pouvant être soupçonné de violer les sanctions européennes… Il faut noter que Madrid suit l’affaire de près : comme l’Espagne ne reconnait pas les eaux territoriales britanniques autour de Gibraltar, son gouvernement s’apprête à envoyer une protestation à Londres pour « violation des eaux territoriales espagnoles ». Madrid a néanmoins déclaré ne pas s’être opposé à l’intervention qui concernait l’application de sanctions européennes. Un navire espagnol a d’ailleurs « surveillé » l’opération.

Sur le fond de l’affaire, il ne fait aucun doute que c’était bien l’Iran qui était visé et que le gouvernement du Royaume-Uni était « fortement impliquée » : en l’absence de tout lien entre le Grace 1, son armateur et la raffinerie de Banyas en source ouverte, le renseignement ne pouvait guère venir que de Londres ou de Washington. Le calendrier de publication des règlements de Gibraltar suggère également que la saisie était préméditée de longue date, tout comme la présence du 42 Commando, qui est basé dans le Devon et dont on imagine mal qu’il ait été déployé sur la base d’une demande inopinée de l’autorité portuaire de Gibraltar. Enfin, le dépavillonnement par le Panama sur la base d’un signalement pour « financement du terrorisme » dont les détails n’ont pas été communiqués suggère là encore une action anglo-saxonne préméditée.

Londres se désolidarise ainsi « un peu » de la position de l’E3 (France, Allemagne, Royaume Uni) qui entendait jusqu’à présent maintenir l’accord JCPOA sur le nucléaire iranien malgré le retrait américain. Cette saisie, survenant trois jours  après l’annonce du dépassement du stock autorisé d’uranium enrichi par l’Iran, s’inscrit dans une logique d’escalade de tensions symboliques autour de la capacité de l’Iran à exporter un pétrole vital pour la survie de son économie.

Pour mémoire, le 11 juillet la frégate HMS Montrose a du s’intercaler entre le pétrolier British Heritage et des navires soupçonnés d’être iraniens qui menaçaient ce dernier dans le détroit d’Ormuz. La frégate britannique a envoyé un simple avertissement verbal aux assaillants qui ont reculé, ce qui montre aussi qu’une certaine retenue est encore de mise de part et d’autre. Pour faire face à ce type de menaces, la Royal Navy a annoncé le 12 juillet l’envoi d’un second bâtiment sur la zone, le HMS Duncan, un destroyer anti-aérien Type 45 comparable aux frégates de défense anti-aériennes Forbin de la Marine Nationale.

Plus largement, l’affaire relance la question des interceptions maritimes dans le cadre de l’application des résolutions de l’ONU ou des sanctions européennes. Le sujet est sensible, en particulier en lien avec la Corée du Nord qui se livre à de nombreux transbordements de pétrole en mer pour contourner les sanctions. Une piste à explorer donc. Que l’on soit favorable ou non à des pressions accrues sur l’Iran, le sujet est en tous cas passionnant au regard des problématiques de droit maritime ou de sanctions internationales.


Stéphane Audran

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